C’est par la codification que le savoir se produit, par l’instruction qu’il se transmet, par la médiation qu’il s’échange. Le scribe et ses secrets, l’instructeur et ses disciplines, le médium et ses rites participent tous à la gestion de cette ressource qui depuis des siècles transforme nos sociétés, en formant avant tout les hommes. Former, formaliser, transformer, voilà les " faire " du savoir.
Le savoir est une technique par laquelle émerge chez des individus différents les mêmes états de connaissance. On l’a vu : le partage de connaissance, qui n’est rien d’autre que la reconnaissance d’états de connaissance identiques, est fondateur et régulateur de collectifs. Face aux potentialités de violence latente dans un attroupement dont la reconnaissance est absente, on comprend la nécessité profonde de trouver une solution maîtrisable pour produire des états de connaissance identiques chez le maximum d’êtres humains. Après le religieux et ses rites, imposant aux corps des postures identiques et contraignantes pour provoquer par des perceptions similaires des états de connaissance partageables, le savoir est ce par quoi l’esprit - cet être de l’homme dont le corps est soustrait - se conforme à des postures identiques. On comprend mieux alors ce que le savoir doit au religieux, et pourquoi le " cryptisme ", le secret et le codage, en seront avec l’évolution les formes privilégiées. Enchaînés au fond de la crypte, les hommes découvrent sous le même point de vue la vérité sommaire des ombres de la caverne ; corps et âmes fascinés par les secrets d’esprits supérieurs, les disciples découvrent après une longue méditation et un engagement total, les vérités des nombres et des formes ; enchâssés dans des codes univoques dont tout tiers est exclu, les formules cachent les vérités à tous ceux qui se révèlent incapables de les casser. " La vérité sort du puits ", c’est-à-dire d’une forme unique et longuement contraignante ; le puits c’est le savoir, et la vérité cette connaissance uniformément partagée par tous ceux qui passent par le puits. Le savoir est cette serrure, cette ouverture secrète par laquelle on voit identiquement, on connaît à l’identique. Le savoir exclut le tiers entre le sujet et son objet, il serait étonnant de s’en étonner, car il est fait pour cela. Le savoir n’est pas une connaissance, ni même une transformation de connaissance, ni même, comme je l’ai cru longtemps, une réification de connaissance ; il est une contrainte par laquelle ceux qui s’y soumettent perçoivent la même chose. On comprend ainsi pourquoi il n’y a de bons savoirs que les savoirs compliqués. Cette complication n’est pas la marque de la difficulté de la connaissance, ce qui n’aurait aucun sens, elle est le gage de la fiabilité de la répétition. Quelques soient les hommes, où qu’ils soient, s’ils se plient à cette complication, ils partageront ce qu’ils connaîtront de cette mise à l’épreuve. L’appropriation d’un savoir est une épreuve, comme on le dit d’une épreuve d’imprimerie, c’est-à-dire un processus par lequel la forme négative (le savoir) rend visible le possible : la connaissance. Il devient alors évident que la répétabilité, l’invariance, l’indépendance au contingent sont les qualités fondatrices du savoir. Un dispositif qui en serait privé ne pourrait se vanter d’être un savoir. A l’aune de ces qualités on comprend que les mieux codés soient les plus efficaces : mathématique, physique, chimie, biochimie, astronomie… Les sciences exactes en agissant, poussent devant elles l’effet prescrit. Ceux qui dans l’épreuve respectent précisément ses prescriptions, s’émerveilleront de découvrir en leur connaissance cette part reconnue par leurs condisciples, compagnons de discipline à proprement parler. A n’avoir pas encore proscrit du texte toutes les ambiguïtés qui en feraient un code, on sait d’autres sciences qui s’établissent sur les arcanes du discours, ou dans ces petits moments secrets de transmission que les psychanalystes eux-mêmes nomment " passe ". Unanimement méprisés, mais particulièrement adorés, les moins efficaces d’entre ces savoirs trouvent dans la soumission aux rites le dernier recours de la répétition. De la science ils n’ont que la forme du discours : " scientologie " s’il en est.
Le savoir est une forme. De s’y former, conformer, transformer l’homme pressuré par ce carcan exprime sa connaissance ; pressé par ses savoirs il court vers ses connaissances, amoureux toujours, heureux souvent…
S’il est long d’apprendre, s’il faut rester longtemps aux prises avec un savoir, si ce temps est la garantie du succès de l’épreuve, combien est plus long encore le temps qu’il faut pour faire un savoir. Car il faut en fixer l’énoncé, l’expérience, la forme sociale, l’institution de mise à l’épreuve, l’instrument de reproduction, le droit de propriété... Tout ce trafic d’alliance nécessite que l’origine se perde dans la mémoire pour que ce qui surgira du savoir ait cette qualité d’éternité qui sied à la vérité. Perdre la mémoire de ce qui l’a initié, semble être la condition de l’efficacité du savoir, comme dispositif à reproduire le même état de connaissance chez tous. Savoir, substitut bien formaté, quelque peu usurpateur de la mémoire.
Même si au fil des siècles le temps de production des savoirs a diminué pour venir buter sur celui encore plus difficile à réduire de sa reproduction, le temps du savoir reste lent. Face à cette lenteur, l’évolution de nos société est soumise à une accélération continue qui transforme profondément nos rapports à la connaissance.
Cette deuxième moitié du vingtième siècle aura connu un phénomène qui, par sa nature même, ne peut être qu’unique. Pendant des millénaires, puis des siècles, les hommes ont poussé en avant l’évolution des sociétés. L’avancée était si lente que chaque génération avait le temps de s’adapter aux mutations d’autant plus prévisibles qu’elle en était généralement l’origine. Les techniques se sont renouvelées de plus en plus rapidement et les formes sociales aussi. Le savoir est devenu indispensable à l’accompagnement de ces mutations. De privilégiée, l’instruction s’est faite publique, puis gratuite et obligatoire. La durée de l’instruction s’est allongée au fur et à mesure que s’accéléraient les mutations ; notre génération a connu cette époque où le temps de mutation des techniques, des formes sociales et des savoirs est entré - le temps d’un dépassement - en phase avec le rythme du renouvellement des générations. Est-ce de cette unique concordance que ces années se sont appelées " les trente glorieuses " ? Cette emphase étonnante a sombré dans les crises dont la première fut évidemment celle, facile à comprendre maintenant, de l’instruction. Dernier épisode d’un savoir qui pendant des siècles avait anticipé sur le devenir des sociétés. L’illusion s’est défaite, l’Université ne convient plus que d’un discours toujours plus réactionnaire, la plupart du temps dépassé par les mutations d’une société où les techniques et les inventions sociales n’attendent plus depuis longtemps ce que les intellectuels en pensent. Dans cette période a commencé à s’affirmer un concept qui s’inscrit depuis peu dans les sciences les plus sophistiquées, celui d’information. Information tout d’abord mesurée comme une probabilité de présence dans un chaos de possibles. Puis information maîtrisée dans des flux. Au cœur d’une circulation de plus en plus rapide et de plus en plus répétée de l’information, la convergence de sens et la répétition deviennent une nouvelle technique de précipitation des individus dans des états de connaissances auxquels ils ne peuvent plus échapper. Les flux de l’information s’ajoutent aux formes figées du savoir qui demeurent mais ne dominent plus. Les scientifiques eux-mêmes ne s’y sont pas trompés. Tout en continuant de publier dans des revues de plus en plus nombreuses des formalisations de résultats qui s’apparentent aux savoir, ils deviennent nombreux à pratiquer la publicité immédiate et spontanée des hypothèses, des expériences et des résultats.
Les états de connaissance ne naissent plus des contraintes des savoirs mais de l’immersion prolongée dans l’espace d’information. Dans des vortex, des tourbillons, des plis et des recoins, le navigateur, contraint d’y retrouver un sens, fait naître en lui la connaissance. Au confins de ces zones où les informations s’accordent, il établit avec ceux qu’il rencontre le partage de connaissance.
Toute la vie amène à découvrir en soi des connaissances insoupçonnées, les savoirs et l’information participent de cette aventure ; les pratiques religieuses ou les rites du quotidien aussi. Mais il est aussi d’autres objets qui suscitent des états de connaissances, ce sont les œuvres d’art. A l’opposé des savoirs, elles ne fixent pas le point de vue du sujet (sujet et sujet chose ou être) pour faire jaillir de ses objets une connaissance identique chez chacun. A coup sûr cependant, elles font sortir de l’indifférence une émotion qui fait jaillir en chacun une connaissance qui lui est propre. En cela l’œuvre d’art se différentie du savoir, de n’être pas la matrice d’une connaissance partagée, mais celle d’un plaisir assuré de vivre chacun pour soi l’émergence de connaissances personnelles. " Et, toi tu aimes ? " est le premier pas vers la reconnaissance de l’œuvre d’art, objet preuve que de la différence absolue de chacun il peut naître quand même une reconnaissance.