L'hypothèse déjà fortement confirmée, c'est que les langages (ou les apprentissages) se construisent dans l'interaction et dans l'interrelation. Encore faut-il qu'un environnement physique et humain existe. Encore faut-il qu'il soit accessible. Encore faut-il qu'il soit riche. Encore faut-il que l'aléatoire soit possible. Encore faut-il que des processus puissent s'y déclencher et s'y dérouler.
Sylvain : Promenade (appelée "sortie enquête") :"je m'attendais à ce qu'ils fassent de ce moment un moment de jeux, d'amusement..."
Sylvain La sortie enquête : un futur antérieur
Les « quoi de neuf ? » et divers moments de présentations s’avéraient pauvres, en tout cas pas suffisamment riches pour engager les enfants dans des projets d’exploitation. Parce que ceux que nous accueillons sont enfermés dans une cité urbaine populaire et qu’ils ont très rarement l’occasion d’en sortir, il s’agissait le plus souvent de comptes-rendus d’entraînements de foot, d’émissions de TV appréciées, de jeux dans la rue, de diverses fêtes, etc. En tout cas, pas assez pour dynamiser les ateliers permanents de la classe. J’avais eu vent, qu’en son temps et pour des raisons à la fois de santé et pédagogiques, Freinet organisait des promenades quotidiennes. A son grand étonnement, l’effet récréatif passé, les enfants s’étaient engagés dans des recherches fines qui ont eu pour conséquence une exploitation de données recueillies dans la classe au service de travaux scolaires liés à la vie. C’était en 1920. Mais pourquoi pas aujourd’hui au regard de la problématique soulevée par notre contexte ? Je présentais donc l’idée aux enfants de la classe en leur demandant ce qu’évoquait pour eux une « sortie-enquête. » Au départ, rien de bien précis, ou plutôt une : « Super, tu as caché des indices dans la cour et on doit chercher le coupable, c’est une enquête policière ! » Pas vraiment non. C’est en fait une sortie en dehors de l’école dont le but est de pouvoir rapporter des objets, des sons, des odeurs, des sensations, des images, toutes sortes de choses qui vont pouvoir faire l’objet d’une exploitation en classe. Une fois l’objectif compris, une liste de règles de sécurité a été établie : « près des routes, on reste rangés, on ne crie pas, on n’arrache pas les plantes, on prend garde de ne pas ramasser des objets dangereux (verre, seringues, …), on ne s’éloigne pas du groupe. » Enfin, les enfants ont proposé divers lieux de sortie, à proximité de l’école, nous n’avions qu’une heure de prévue. Ce fut l’heure du départ, quelques-uns uns pensèrent à emporter un pot, un sac, une loupe, bref, de quoi observer et collecter. Je m’attendais à ce qu’ils fassent de ce temps un moment de jeux et d’amusement et à mon grand étonnement, mais rien de tout cela. C’était pourtant un lieu qu’ils connaissent parfaitement bien (un minuscule jardin entre deux barres d’immeubles) mais ils m’ont donné l’impression de le découvrir. Le groupe se dispersa et beaucoup se mirent à quatre pattes pour mieux voir : « Maître, une fleur ! » « Viens-voir, des lézards ! » « On peut prendre ce bâton ? » Au bout d’un moment, une résidente âgée vint me voir, l’air renfrogné : « Vous savez que c’est privé ici et qu’on n’a pas le droit d’entrer ! » Avant que j’eus le temps de répondre, cette vieille dame se fit apostropher par une des filles qui lui demanda : « Madame, c’est quoi cette fleur ? » « Et bien, ma fillette, c’est un pissenlit ! » « Un quoi ? » « Un pissenlit, si tu en fais une infusion, ça évite de faire pipi au lit ! » Et la voilà embarquée dans de longues explications sur les raisons de son affirmation. En repartant, elle avait le sourire. En classe, presque tous les enfants avaient un projet : écrire un article sur le jardin, faire une présentation sur un bâton à forme insolite, préparer un exposé sur un insecte rencontré, essayer de résoudre l’énigme posée par un ticket de PMU déchiré : « C’est quoi le PMU ? C’est où Deauville ? », réalisé un montage artistique et bien d’autres encore. Depuis, les sorties enquêtes sont régulières. A chaque fois, l’engouement des enfants est le même et les surprises sont présentes. La plus forte a été la rencontre avec le cadavre d’un rat étêté qui a donné lieu à divers textes libres sur « l’histoire du rat sans tête. » Une autre fois, il a été question de la meilleure technique pour lancer un caillou de l’autre côté de la Mosson, la rivière du quartier. Lors de la dernière sortie-enquête, plusieurs enfants ont émis diverses hypothèses à la vue de deux cloportes qui se baladaient l’un sur l’autre. Pour clore la sortie, le groupe rédige un article pour le journal. Au-delà du travail de mise en mémoire de la vie de la classe, c’est pour les plus petits un support de lecture vivant et pour les autres l’occasion de communiquer par l’écrit et ainsi d’apprendre en plus du projet qu’ils se sont constitués. Au final, ce qui est le plus surprenant pour l’enseignant que je suis est l’intérêt que ces enfants portent à ce que j’estime comme étant des plus élémentaires. Ça les passionne et j’ai failli l’oublier. Le monde dans lequel ils entrent n’est pas encore totalement le leur et les activités scolaires passent souvent trop vite pour permettre des appropriations efficaces. Ils ont accès ici à de l’élémentaire et ces particules d’élémentaire sont constitutives de la complexité. En même temps, le monde qu’ils touchent lors de ces situations n’est pas didactisé, ils le rencontrent tel qu’il est avec toute la complexité qu’il véhicule. Nous avons donc un support pédagogique qui allie de la manière la plus souple qui soit le simple au complexe et le complexe à l’élémentaire.
La classe coopérative est souvent comparée à une tour de Babel où se côtoient des dispositifs pédagogiques parfois très sophistiqués. Or ici, avec la sortie enquête, c’est la simplicité de la curiosité que les enfants apprécient. Merci Célestin ! |