Bernard COLLOT Les blocages de... l'incompétence ou quand l'accès à la compétence est trop lointaine ou incertaine. Et au lieu de parler de compétence, je vais parler d'incompétence. Alors voilà : Je viens de découvrir l'horreur... de l'illettrisme. Je participe chaque mois à un stage de chant. Du chant jazz. Avec un groupe (une classe!) comprenant pas mal de chômeurs et une prof, pédagogiquement au top. Exercices, respiration, jeux... tout baigne, même si côté musique et vocal je suis une belle casserole. Jusqu'au moment où l'on passe au sérieux : chanter les grands classiques avec texte sous les yeux... évidemment bien sûr, en anglais ! Et là, c'est l'horreur. Des suites de caractères sous les yeux, non seulement qui n'ont aucun sens mais en plus que je n'arrive pas à rattacher au moindre son. Je suis allergique à l'anglais et n'ai jamais pu (ou voulu) rentrer dans ce langage et cette logique. A tel point que bien qu'amoureux du jazz, je n'ai jamais retenu le moindre nom de ses muciciens en dehors des Bechett et Amstrong ! J'ai fait jusqu'à maintenant avec cet illettrisme (dans les aéroports, je tâche de suivre les gens avec leurs valises ou de me débrouiller avec les icones, sur l'ordinateur je mémorise l'endroit à cliquer et les effets obtenus... sans rien comprendre...). Bref, je cachais mon incompétence. Mais là, impossible ! C'est la révélation publique. Quand c'est collectif, j'ouvre la bouche et fait un bruitage qui passe inaperçu, mais quand il s'agit de le faire seul, c'est impossible... et je règle momentanément le problème en passant mon tour. Evidemment, le problème de tout le monde et de la prof c'est un problème musical et vocal... pas d'anglais ! Je ne préoccupe donc pas le groupe, chacun ayant ses propres chats (dans la gorge!) à fouetter. Cette incompétence a provoqué 2 réactions intéressantes : - Le regard de Christian. Christian est un vieux chômeur aigri. Il s'est installé dans l'association "une ouverture vraie" créée par un homme de théâtre pour les chômeurs dont il constitue un des piliers, et où il attend de pouvoir toucher sa retraite. Mais il est le seul du groupe à lire et comprendre l'anglais. "Comment, TOI, tu ne comprends pas l'anglais ?!!" Et oui, lui qui se croyait rien et qui n'avait avec moi que des relations polies et distantes découvrait que, dans ce groupe, il était... au-dessus. Et alors j'ai compris ce que voulait dire la "condescendance" et d'être "regardé de haut" ! Il a soigneusement évité d'être à côté de moi. Mais aussi c'est lui qui s'est mis à traduire pour tous le sens des textes ! La découverte d'une incompétence lui a permis de découvrir la sienne. Il se croyait "en-dessous", il devient "au-dessus". Et cette position nouvelle, il n'a pas envie pour l'instant de la perdre. - Le regard de Jean-Pierre. Jean-Pierre est aussi chômeur, plus jeune que Christian, et faisant aussi partie de l'association "ouverture vraie" à laquelle il participe beaucoup plus sporadiquement. Très timide. Il ne comprend pas tellement l'anglais, mais comme toute sa génération il est inmprégné de la culture musicale anglosaxonne. Il peut chanter de l'anglais ! J'avais aussi avec lui de simples relations polies. "Tu n'arrives pas à lire l'anglais ? viens à côté de moi je ne comprends pas bien mais je pourrai te montrer du doigt" Et Jean-Pierre, chaque fois que je me retrouve devant ces foutus textes, est devenu... ma mère-poule ! Bien sur, il ne peut pas m'apprendre l'anglais. Mais il a du coup découvert qu'il pouvait alors m'apprendre autre chose : le rythme ! Il l'a lui-même découvert récemment au cours d'un autre stage. Et moi, j'en ai toujours eu envie bien que je sois aussi dans ce domaine une casserole attachée à une ficelle. Et c'est une compétrence dont a aussi besoin pour chanter du jazz ! Et chaque fois il amène son jumbé sur lequel on frappe pendant... les récrés ! Là, il m'a proposé le partage, et, manifestement, cela lui faisait plaisir.... et à moi aussi ! * Philippe Ruelen :A partir du moment où il y a obligation, il y a soumission. Soumission à qui ? .... à quoi ? ..... à l'enseignant ? embêtant .... et si ce n'est pas par rapport à l'enseignant, c'est par rapport au savoir : ce qui est peut-être pire ! Il me semble que cette obligation enraye la relation qu'à l'apprenant avec le savoir. En revanche, l'engagement personnel de l'apprenant permet d'entretenir une relation saine avec le savoir. * **La motivation de "réussite" ne suffit pas. Eh, oui, puisqu'elle induit l'obligation ! Celle-ci n'est pas clairement exposée, mais elle est malgré toute présente sous une forme implicite. Seuls les brevets où il y a engagement personnel sont intéressants. Renoncer à ce que j'appelle les brevets institutionnels pour s'engager complètement vers les "vrais" brevets mais que de travail personnel sur les mentalités et sur nous-mêmes ! Pour passer d'un système (obligation) à un autre (engagement personnel), ce n'est pas rien ! Il me semble aujourd'hui qu'il faille faire cohabiter pendant un certain temps les deux systèmes. Mais tant qu'il y aura les deux systèmes en même temps, on entretiendra malgré tout une relation biaisée entre l'apprenant et le savoir ! ** |
Bernard COLLOT Réflexion : Une communauté vit sur des images supposées - l'image de chacun perçue par les autres n'est faite que de supposés. Personne n'aurait pu imaginer que le mec qui leur avait fait un arbre de connaissance, un "intellectuel" en somme, pouvait être un "illettré" ! L'attitude de tous était liée à l'image qu'ils s'en faisaient. Et leur propre image dépendait de celle qu'ils se faisaient des autres. Les relations étaient grèvées par ces images. Et ces images sont hiérarchisées. La valeur attachée à la sienne dépendant de la valeur attribuée aux autres. La découverte d'une incompétence pourait être dynamique - c'est la découverte d'une incompétence (et non pas d'une compétence) qui a été un déclencheur, le valorisateur d'autres compétences. Avec 2 réactions opposées : 1/ Cette incompétence me valorise, je n'ai aucun intérêt à partager ma propre compétence qui fait ma reconnaissance. Je suis dans le domaine de la concurrence. 2/ Cette incompétence me fait regarder l'autre et moi-même différemment. L'autre devient humain, et c'est ma propre humanité qui m'est révélée. Ce n'est plus ma compétence qui me valorise mais ma capacité d'humanité, c'est elle qui permet ma reconnaissance. Je suis alors dans le domaine du partage. Il y a 2 "reconnaissances" différentes. - une incompétence c'est souvent comme une tare. C'est lorsqu'elle bloque un projet qu'elle apparait alors. Et, souvent elle empêche l'investissement dans le projet même : lorsque je me suis inscrit à ce stage de travail vocal, je ne savais pas son orientation jazz. Et bien que je sois passionné par le jazz, je ne m'y serai certainement pas inscrit ! (de même que je n'ai pris l'avion que lorsque j'ai été sur que sur les destinations j'étais à peu près certain de trouver des français ou bien accompagné de français !). L'envie ou le besoin pourraient être insuffisants pour déclencher un processus. - ce n'est pas parce qu'on a envie ou besoin d'acquérir une compétence que l'on va forcément rentrer dans les processus d'apprentissage. Si j'avais été mon élève, je m'aurais dit : "bon, et bien tu vas profiter des 3 semaines avant la prochaine séance pour apprendre par coeur 2 ou 3 phrases". Et bien non ! Ca bloque ! Où est le truc, le déclic, l'élément qui enclencherait le processus ??? Il est vrai que mon envie, elle est de pouvoir lire et chanter mes 3 textes en... 3 semaines ! C'est comme une échéance scolaire ! Faut passer le brevet des divisions avant l'entrée en 6ème ! Et je n'ai pas une Chantal, Marguerite ou Philippe à la maison ! La motivation de "réussite" ne suffit pas(**). Je comprends beaucoup mieux les affres des illettrés en français. Leur envie doit être bien plus forte que la mienne encore. Ma propre aventure confirme ce que j'avais constaté avec les enfants : l'acquisition d'une compétence n'est que le stade d'un processus complexe dont on ignore l'origine. Elle dépend probablement d'une infinité d'autres compétences qui jalonnent ce processus. Peut-être est-ce Jean-Pierre qui a eu instinctivement la clef : C'est peut-être en tapant sur un jumbé (j'aurai ainsi des brevets de jumbé) que je vais pouvoir chanter en anglais ! Ce n'est pas impossible dans la mesure où j'ai aussi cet envie... et cette incompétence. Et ce n'est même pas un savoir qu'il me propose, mais le partage de sa propre expérience : "je vais te faire voir ce que je fais, comment j'ai fait, et on va essayer ensemble." Je me dis que si dans mon cursus scolaire j'avais eu l'obligation d'acquérir des brevets "anglais" (*), j'aurais été encore moins loin. Je me suis débrouillé pour soigneusement l'éviter. Ah, Olivier, toi qui évitais soigneusement la lecture (tu voulais aussi savoir lire dès le premier jour de la rentrée et comme cela ne s'est pas réalisé, tu avais décidé de ton incompétence !) jusqu'au jour où je t'ai surpris dans la cour à inventer des pancartes interdisant aux grands d'entrer dans les anciens WC que tu avais transformés en restaurant, comme je te comprends ! Mais tu as eu un wc-restaurant pour apprendre à lire ! Allez, dès que j'obtiens mon brevet "chanter Sum Time", je vous tiens au courant ! Il faut bien que dans le groupe de recherche "arbre" il y ait... un élève !!! (et si vous avez des trucs, n'hésitez pas !) PS : dans ce groupe de chant, je suis dans la position d'un élève (cancre) dans une classe traditionnelle avec un ... très bon prof qui a son programme, un très bon programme. |
Bernard COLLOT Une semaine plus tard. : Partager l'incompétence ! Le premier effet de ma déclaration d'incompétence a été que 2 autres stagiaires ont aussi osé dire qu'ils étaient eux aussi devant le même problème. Nous avons alors pu discuter tranquillement de notre... incompétence ! Elle ne faisait plus peur puisqu'elle était partagée ! Nous venons donc d'inventer le partage des incompétences ! (logique, il y a toujours un côté pile au côté face !) Et nous avons fait de la... méta-noncognition ! Nous nous sommes aussi aperçu que nous avions en commun le fait d'avoir les plus grandes difficultés à mémoriser et répéter des onomatopées (base de l'impro en jazz). Alors nous nous sommes concocté tous les 3 notre propre programme d'apprentissage et d'entrainement mutuel pour arriver à suivre et participer avec les autres. Et bien sûr dès que j'aurai la traduction phonétique de Sylvie on va s'y plonger... ensemble ! Et Jean-Pierre va nous aider lui avec ses compétences de batteur de jumbé ! Je ne sais si cela va marcher.... mais nous étions très contents... et soulagés ! L'échange de l'incompétence. Cela ouvre aussi des perspectives non ? Tous les illettrés le disent : oser avouer une incompé&tence dans un monde de compétents c'est parfois impossible. D'autre part, nous venons aussi de soulever le problème des "marches" vers le savoir. Elles ne sont pas forcément posées à l'avance et situées parfois bien en dehors de l'objet du savoir lui-même. Il faudrait donc peut-être favoriser la pose de ses marches par l'apprenant lui-même ? |
Manger un éléphant d'un seul coup est-ce possible ? nécessaire ? Merci à Bernard d'avoir si bien posé le problème. Moi aussi, je suis un illettré et ai quelques difficultés à formuler ce que je voudrai dire. Je me rends compte que je préfère travailler de vive voix, ce qui permet peut-être aussi un échange immédiat. Comment l'autre va comprendre mon message? est une question que je me pose à chaque envoi. Pour ce qui est des marches, je crois que c'est la bonne intuition. Je me souviens de l'histoire que l'on racontait concernant une personne qui devait manger un éléphant. Difficile... et surtout long, très long. Pour manger un éléphant il faut manger morceau après morceau. On ne peut pas aller plus vite que l'on ne le désirerait. Il faut être patient. Les arbres, une école de patience ? Est-ce que les arbres de connaissances ne seraient pas justement cette école de la patience qui permet à une personne de voir qu'elle progresse, qu'elle sait des choses : elle passe un brevet -authentifié et mis en valeur par le reste du groupe qui reconnait sa compétence-, et continue dans la voie de l'acquisition sans , et c'est ce que j'espère vraiment, se décourager. Les arbres de connaissances ne sont-ils pas un magnifique outil de motivation pour manger l'éléphant petit à petit et en sachant qu'il n'est peut-être pas nécessaire de tout le manger. Qu'a-t-on besoin de tout savoir? Quelles sont les connaissances qui vont avoir un sens pour notre vie?. L'anglais n'a pour moi par exemple que peu d'intérêt dans mon quotidien. Par contre lorsqu'il s'agit de lire un message en retour sur mon "butineur"...que j'aimerai connaître l'anglais. Supériorité de l'outil sur le programme ? Alors je me demande si comme pour Chantal, Olivier ou l'un ou l'autre de mes élèves, on ne doit pas d'abord prouver la nécessaire utilité d'apprendre quelque chose. L'anglais dans sa totalité ne m'est pas utile. Par contre, lire un dictionnaire avec les principaux mots que je peux rencontrer dans un message en retour, oui, cela, aujourd'hui et maintenant me serait utile et je vais essayer de me donner les moyens ( à l'aide des conseils d'autres personnes butineuses ) pour réussir à traduire les informations qui me seraient nécessaires...Il y a ici supériorité de l'outil (rechercher dans le dictionnaire, communiquer avec d'autres) sur le programme ( apprendre une langue) avec combien de notions qui ne nous sont pas nécessaires? Est-ce que nos élèves ne seraient pas parfois tout simplement pragmatiques? Ils ne s'encombrent pas de ce qui est inutile et cherchent à aller à l'essentiel ( cela est peut-être le premier brevet que l'on pourrait leurs décerner!!!) dans une école faite de programmes qui n'ont aucun sens pour eux. Les arbres de connaissances permettent alors de donner du sens à leur démarche individuelle. |